Techniques et savoir-faire: de nouveaux métiers ou des métiers retrouvés?

Techniques et savoir-faire: de nouveaux métiers ou des métiers retrouvés?

Un travail créateur et utile

Pour introduire ce chapitre, étudions les propos de Ernst Friedrich Schumacher en 1973 dans son ouvrage « Small is Beautifull» 1 :
« La technologie moderne a donc privé l’homme du type de travail qu’il apprécie le plus, un travail créateur, utile, qui fait appel à la fois aux mains et au cerveau, pour lui confier beaucoup de tâches fragmentaires, qu’il n’apprécie pas du tout, pour la plupart.

Elle a multiplié le nombre des personnes extrêmement occupées à toutes sortes d’activités qui, si elles sont tant soit peu productives, ne le sont que de façon indirecte ou « détournée», et dont beaucoup ne seraient nullement nécessaires si nous avions affaire à une technologie un peu moins moderne… les processus de production [ de la technologie moderne] sont ennuyeux et peu gratifiants. Tout cela corrobore nos soupçons sur le fait que la technologie moderne, vu la façon dont elle s’est développée, se développe, et promet encore de se développer, ne peut qu’offrir un visage de plus en plus inhumain. Nous ferions bien de faire le point et de reconsidérer nos objectifs. »

Vous avez dit qualification ?

Ainsi donc, remis dans un contexte actuel, on pourrait considérer que la problématique de la qualification – ou plutôt de la non qualification – qui prévaut dans le travail et l’emploi au sein des secteurs économiques de production, notamment dans le bâtiment, reflète assez bien les soupçons de Schumacher. Pourquoi, effectivement, déplore-t-on si souvent la dégradation croissante du niveau de qualification de la main d’œuvre dans ce secteur, notamment en France, malgré les innombrables plans gouvernementaux pour la formation professionnelle2 3? Est-ce uniquement un problème d’accès à la formation professionnelle ou est-ce aussi l’organisation du système de production cherchant à réduire à minima la valeur travail dans son équation économique ?

A l’heure où la construction de bâtiments plus performants dans le cadre de la transition écologique exige encore plus de qualifications, l’économie circulaire, étroitement liée à l’économie sociale et solidaire, est aujourd’hui souvent pointée comme pouvant aider à atteindre cet objectif .

Dans sa communication de mars 2020 4 à propos du plan d’action pour l’économie circulaire, la Commission Européenne insiste sur le rôle de renforcement de l’inclusion sociale et l’acquisition des compétences que peut générer l’économie circulaire :

« On peut s’attendre à ce que l’économie circulaire ait un effet net positif sur la création d’emplois pour autant que les travailleurs acquièrent les compétences requises par la transition écologique. Les avantages réciproques découlant du soutien à la transition verte et du renforcement de l’inclusion sociale, notamment dans le cadre du plan d’action pour la mise en œuvre du socle européen des droits sociaux, permettront de mieux utiliser le potentiel de l’économie sociale, qui est pionnière dans la création d’emplois liés à l’économie circulaire.»

Vous avez dit préfabriqué ?

La spécificité de la conception et de la construction pour la démontabilité, qui se base sur le recours principalement à des assemblages mécaniques, implique a priori une préfabrication des éléments en atelier ou en usine avant leur mise en œuvre sur le chantier. Cette préfabrication qui se doit d’être performante et qualitative peut être industrialisée ou rester artisanale et nécessite de vrais savoir-faire, de vrais métiers.

Stigmate de la période des années 50-70 sans doute, les procédés constructifs à l’aide de produits de préfabrication industrialisée -les « préfa »- véhiculent souvent dans la représentation collective une image galvaudée de piètre qualité esthétique et technique. Ceci est sans doute fondé dans beaucoup de cas où l’accent de la recherche et développement de ces produits a été mis sur la maximisation du temps-usine et la minimisation du temps-homme /chantier dans le but, de faire plus vite et moins cher.

Le développement et la mise au point de ces techniques ont sans doute jonglé avec les contraintes réglementaires pour passer à la fois le 1er cap du contrôle technique en phase conception, mais aussi le dernier curseur assurantiel crucial qu’est celui de la garantie décennale. Passé ce délai, advienne que pourra, vogue la galère. Ceci dénote une vision court-termiste lorsqu’on connaît la durée de vie d’un bâtiment communément admise aujourd’hui pour 50 ans mais très souvent, dans les faits, bien supérieure pour nombre de bâtiments et qui peut aller à plusieurs siècles pour les mieux construits .

A titre d’exemple illustrant cette logique en terme de perte de savoir-faire, de technique de mise en œuvre qualitative et de durabilité, prenons celui quelque peu caricatural, de la fermette industrielle qui a considérablement supplanté la charpente traditionnelle .

Le charpentier de la maison traditionnelle a un important et fondamental travail sur le projet d’ouvrage très en amont, avec le traçage de l’épure, la conceptualisation dans l’espace de la charpente et de ses pièces constitutives, le calcul et le traçage des assemblages complexes ayant recours à la géométrie descriptive. Le façonnage des pièces peut se faire à l’atelier avec des techniques complexes et des outils très spécifiques mais l’assemblage des pièces se fait sur le chantier et nécessite du temps et un réel savoir-faire.

A contrario, le charpentier des maisons individuelles récentes s’avère n’être qu’un assembleur sur le chantier d’ensembles préfabriqués industrialisés. Ces éléments sont réduits à la plus simple expression d’une ferme de charpente, quasi en deux dimensions, avec des sections et qualité de bois à l’économie et des assemblages agrafés avec des plaques métalliques rapportées.

Autant dire que la qualification du « charpentier » sur le chantier est loin d’être valorisante et stimulante, au point qu’on peut recruter des personnes sous-qualifiées (et donc peu payées) qui soient en capacité d’effectuer ce travail simple et répétitif.

Passé le délai des 10 ans, ces éléments de charpente industrielle peuvent péricliter doucement, cachés à l’intérieur des combles non aménageables. Il ne sont évidement pas démontables, le volume de charpente n’est pas évolutif, et grâce aux additifs fongicides injectés dans le bois, si la couverture est resté bien étanche et le comble assez ventilé, la charpente tiendra bien allègrement 50 ans. Autant dire que la valeur patrimoniale de l’ouvrage se dévalue bien vite n’ayant déjà pas été bien élevée à la livraison du bâtiment.

La charpente traditionnelle, quant à elle, est souvent visible si ce n’est visitable et montre aux yeux des occupants de la bâtisse sa complexité sa technicité intrinsèquement belles qui expriment le savoir-faire de l’artisan charpentier. Les pièces de bois sont massives et inspirent robustesse et longévité. Les assemblages sont visibles, ingénieux, parfois audacieux, n’utilisant quasi aucun élément étranger au bois et sont réversibles. Si nécessaire, on peut remplacer aisément tout élément de la charpente. On peut envisager assez facilement la modification du volume du comble.

Savoir-faire: valoriser & transmettre

Si l’on fait un parallèle avec le sanctuaire d’Ise au Japon (évoqué dans un autre article), les savoir-faire de construction du temple sont « cultivés » depuis des siècles et ce chantier perpétuel de reconstruction du bâtiment, faisant office de « chantier école permanent », garantit la transmission des savoir-faire qui peuvent, de facto, venir se transposer et profiter à des réalisations et ouvrages plus contemporains. Rien d’étonnant que les arts japonnais des assemblages et de la charpenterie soient aujourd’hui si souvent cités en modèles.

Ainsi, la conception pour la démontabilité des bâtiments doit pouvoir faire renaître ou faire émerger des savoir-faire, des métiers et des techniques de construction. On entrevoit là un avantage social en terme d’emploi et de qualification.

La maîtrise de la démontabilité par de nouveaux métiers qualifiés dans l’art des assemblages et connections, peut contribuer à ce que le préfabriqué n’inspire plus cet imaginaire de médiocrité architecturale associée aux bâtiments « boites » d’activité qui ont poussé dans les zones péri-urbaines et les entrées de ville.

A l’instar des charpentes traditionnelles, la préfabrication dans le cadre de la démontabilité n’implique pas forcément une banalité formelle, une pauvreté technologique et une faible durabilité, ni une industrialisation systématique des éléments constructifs.

Photo: Victoria_Borodinova

1 SCHUMACHER Ernst Friedrich – « Small is Beautifull » : traduction française « une société à la mesure de l’homme » – Édition Seuil – Collection Points 1979 – page 110

2 https://www.clesdusocial.com/acces-a-l-emploi-qualification-et-offre-d-emploi-gestion-des-ressources-humaines (consulté le 10/11/2020)

3 https://www.strategie.gouv.fr/publications/renforcer-capacite-entreprises-recruter (consulté le 10/11/2020)

4 Communication de la Commission au Parlement Européen, au Conseil, au Comité Économique et Social Européen et au Commité des Régions – document titré « Un nouveau plan d’action pour une économie circulaire Pour une Europe plus propre et plus compétitive » – 11 mars 2020 – (chapitre 5)

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