Démontabilité séculaire

Démontabilité séculaire

Le caractère transitoire de l’architecture traditionnelle japonaise

En 2013 s’achevait la 62ème reconstruction du sanctuaire d’Ise1 au Japon, dont les bâtiments sont traditionnellement reconstruits en totalité avec une périodicité vicennale. Cette reconstruction « à l’identique » porte en réalité sur 125 bâtiments sanctuaires ainsi que leurs palissades, ponts, et portiques.
Le rituel shintoïste du Shikinen-Sengû (transfert périodique du sanctuaire divin) consiste ainsi à renouveler le sanctuaire cycliquement tous les 20 ans pour la postérité. Même si la reconstruction du sanctuaire abouti à un bâtiment neuf, il l’est toutefois à l’identique de celui construit 20 ans auparavant. Ce rituel à pour utilité symbolique de perpétuer la demeure des divinités dans un état satisfaisant de pureté comme demeure des trésors divins.

Ce rituel de reconstruction qui existe depuis 1300 ans aurait vu sa première occurrence en 690, tandis que le dernier Shikinen-Sengû s’est terminé en 2013, aboutissement d’un processus rituel qui dure en réalité 8 ans pour la reconstruction de la totalité des édifices et constructions du sanctuaire. Pas moins de 8 500 m³ de bois sont nécessaires pour la totalité de l’opération.

Le Shikinen-Sengû

Dans ce processus, le nouveau bâtiment est tout d’abord construit sur un terrain adjacent au sanctuaire ancien. Les techniques de constructions employées dans cette architecture permettent ensuite un démontage aisé de l’ancien bâtiment une fois les regalia divins transférés dans le bâtiment nouvellement construit.

Les pièces de bois issues de l’ancien bâtiment sont alors réemployées dans d’autres ouvrages soit sur le site à proximité du sanctuaire, soit dans d’autres sanctuaires dans le reste du Japon. Ainsi lors de la reconstruction de 2013, plus de 30% des éléments de bois provenant du démontage des bâtiments du sanctuaire d’Ise a pu bénéficier à d’autres sites à travers le pays.

La transmission des savoirs ancestraux est aussi explicitement au cœur de ce processus. Le chantier voit donc se côtoyer des vétérans et des plus jeunes qui apprennent des anciens tout en développant leurs propres capacités. Cette transmission est devenue, avec le temps, un réel objectif compte tenu des changements de la société qui peuvent faire se diluer les savoir-faire.(…L’intervalle de 20 ans agit comme un garde-fou pour éviter à la fois que le savoir-faire ne se perde et que les bâtiments ne tombent dans une trop grande décrépitude…2)

Autour du Shikinen-Sengû se développe une véritable filière avec une gestion forestière prévisionnelle pour les reconstructions futures, un développement des métiers et des savoir-faire (Dans les périodes d’activité intense du chantier …165 personnes travaillent à la reconstruction … on compte 65 charpentiers et 18 couvreurs spécialistes du chaume.. 3) une véritable ingénierie de recherche et développement pour améliorer, de manière très mesurée et respectueuse des traditions, les techniques de construction dans un soucis de plus grande durabilité des édifices.

Les pièces de thé

D’autres édifices à travers le Japon peuvent être pris comme exemples pour évoquer plus avant le caractère transitoire de l’architecture traditionnelle japonaise et alimenter notre réflexion sur la réversibilité et la démontabilité des bâtiments.

Ainsi, le cas des pièces de thé4 (petits édifices où se déroule la cérémonie du thé) méritent aussi de s’y attarder. Trois des ces édifices sont aujourd’hui classés trésor nationaux. Ils ont tous trois connus des épisodes de démantèlement, déplacement, reconstruction, l’exemple du pavillon de thé Jo-an étant le plus marquant.

Construit initialement à Kyoto en 1618, cet édifice à subi, jusqu’en 1972, date de sa dernière réimplantation près de la ville Nagoya, une succession de changements d’usages ainsi que de déplacements géographiques après démantèlement et reconstruction. Il fut déplacé une 1ère fois à Tokyo en 1908 après un changement de propriétaire. Ce déplacement ayant sans doute permis de le sauver de la destruction et permis son classement « Trésor National » en 1936. Il subit à nouveau un déplacement dans la préfecture de Kanagawa en 1938 pour le préserver des destructions de la Seconde Guerre Mondiale.

Une tradition fondée sur l’usage du bois

Le caractère transitoire de l’architecture japonaise est sans doute aussi étroitement lié à la tradition de la construction en bois et à la non pérennité de ce matériau dans le contexte climatique du pays. Il est évident que les édifices que nous venons d’évoquer n’ont pas pu traverser des temps aussi longs avec l’intégralité des pièces de bois d’origine.
Zentarô YAGASAKI explique que « La valeur de l’architecture de bois au Japon est donc attachée à l’habileté des charpentiers, à leur capacité à transformer, voir effacer les édifices temporairement, tout en étant à même de ramener à la vie la forme originelle d’un bâtiment disparu. De cette façon l’architecture japonaise thésaurise de l’histoire, consolide sa valeur historique par la répétition séquentielle, de déplacements, d’ajouts, de reconstruction.»

Ces différents exemples issus de la culture japonaise et en particulier celui du sanctuaire d’Ise, nous intéressent ici, particulièrement à trois titres.

D’abord la démontabilité du bâtiment qui permet le réemploi de ses éléments constitutifs dans d’autres édifices ; ensuite la préoccupation écologique, également devenue importante aujourd’hui au Japon, se traduisant par le fait d’utiliser le bois avec parcimonie en travaillant à son économie et aussi en le laissant nu et brut, sans traitement chimique ; enfin, le dernier aspect qui nous intéressera est celui de l’importance du développement, puis de la transmission et la pérennisation des savoir-faire.

Photos:
– Thanapat Pirmphol
– Sanctuaire d’Ise: Sengu vue des palissades – source https://www.isejingu.or.jp/en/ritual/
https://www.isejingu.or.jp/en/ritual/img/i_sengu_p01.jpg

1 CLUZEL Jean-Sébastien et NISHIDA Masatsugu (dir.)- Le Sanctuaire d’Ise. Récit de la 62ereconstruction- Mardaga- 2015

2 GOURNAY Antoine- Architecture et rituel : Le Shikinen-Sengû -Contribution dans le livre «  Le sanctuaire d’Ise : récit de la 62ème reconstruction – (pages 91-94) – Mardaga 2015

3 UTSUNO Kanehiko- – Bâtir le sanctuaire, façonner les hommes – -Contribution dans le livre «  Le sanctuaire d’Ise : récit de la 62ème reconstruction – (pages 91-94) – Mardaga 2015

4 YAGASAKI Zentarô – Le Caractère Transitoire de l’architecture japonaise : Déplacements, ajouts, reconstructions. -Contribution dans le livre «  Le sanctuaire d’Ise : récit de la 62ème reconstruction – (pages 91-94) – Mardaga 2015

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